Objectifs de développement durable: de trop nombreux indicateurs ?
NEW YORK, 25 novembre 2015 (IRIN) – Les objectifs de développement durable risquent-ils de crouler sous le poids de leurs propres ambitions ?
Alors que les statisticiens s’empressent de mettre au point une longue liste d’indicateurs pour les 17 objectifs et 159 cibles d’ici mars prochain, certaines personnes soutiennent qu’une telle précipitation pour que tout soit prêt pourrait être une grave erreur. Elles craignent que certains pays, découragés par les difficultés logistiques qu’impliqueront la mise en oeuvre et l’évaluation de ce vaste programme, fassent le choix de ne poursuivre que certains objectifs, ou aillent jusqu’à mettre l’ensemble du programme au placard.
D’aucuns affirment que l’immense tâche de trouver des fonds, des données et des outils pour mesurer les nombreuses améliorations qualitatives apportées à la vie de la population risquerait d’éclipser d’urgents impératifs de développement. En ces temps agités par les crises de réfugiés, les guerres civiles et le terrorisme mondial, ils sentent par ailleurs un déclin de l’intérêt des médias.
Tandis que les Objectifs du Millénaire pour le développement se concentraient sur la quantité, les ODD privilégient la qualité. Le nombre de diplômés, par exemple, sera moins important que les plus grandes perspectives d’emploi que leur offrent leurs études. Or comment un pays peut-il mesurer de tels changements qualitatifs ? Selon les statisticiens, les États doivent trouver une solution à cette question s’ils veulent véritablement évaluer les améliorations réelles apportées à la vie de leur population.
Ventilation par âge, par sexe et par race
À Bangkok, le mois dernier, le Groupe d’experts interinstitutionnel mandaté par les Nations Unies s’est mis d’accord sur un ensemble de 159 « indicateurs verts » assortis aux 17 objectifs et 159 cibles du programme. Soixante-trois autres indicateurs demeurent dans la catégorie « grise », ce qui signifie qu’il reste du travail à faire dans les mois à venir pour qu’ils obtiennent le feu vert.
Shaida Badiee, directrice d’Open Data Watch, a dit à IRIN que le processus de Bangkok (auquel elle a participé) « n’aurait pas pu mieux se dérouler », même si, par manque de temps, seulement quelques minutes ont été consacrées aux derniers objectifs de la liste.
Nombre d’indicateurs « gris » nécessiteront des données ventilées, c’est-à-dire qu’il faudra les décomposer en catégories selon l’âge, le sexe, la race ou autres. C’est une condition sine qua non pour respecter l’idée centrale sur laquelle se fondent les ODD : « ne laisser personne derrière ». Or, selon Mme Badiee, la plupart des outils statistiques utilisés pour mesurer le développement « ont été mis au point il y a de nombreuses années et ne permettent pas de restituer un tel niveau de ventilation. »
Selon elle, il est important que les États développent leur propre système statistique, quelles que soient les difficultés, s’ils veulent mesurer correctement leurs progrès. Il est abondamment prouvé que de meilleures données conduisent à de meilleures décisions et, au final, à de meilleures prestations, a-t-elle dit, tout en admettant que le nouveau programme de développement allait soumettre les pays à une pression considérable.
Même les pays les plus avancés mettront au moins deux ans pour mesurer leurs indicateurs. Pour ceux qui ne disposent même pas de statistiques sur leurs sites Internet, obtenir ces informations sera encore plus dur et plus long.
Cela coûtera par ailleurs très cher. Selon une étude du Réseau des solutions pour le développement durable, une initiative mondiale des Nations Unies dirigée par Jeffrey Sachs, mettre à niveau leur système statistique pour faciliter et mesurer les ODD coûtera aux pays à faible revenu environ un milliard de dollars par an pendant 15 ans.
« Course folle »
Casey Dunning, analyste principale des politiques au Centre for Global Development à Washington, pense qu’un tel empressement pour mettre au point tous les indicateurs d’ici mars est peu judicieux. « Ces sont les indicateurs qui donneront au nouveau programme de développement tout son poids et sa crédibilité », a-t-elle dit à IRIN. « Il est regrettable de passer trois ans et demi sur des objectifs et des cibles et de ne consacrer que quelques mois aux indicateurs. »
Selon Mme Dunning, il avait fallu deux ans pour mettre au point les indicateurs des Objectifs du Millénaire pour le développement et de nouveaux étaient encore ajouté à la liste huit ans plus tard. Pourtant bien plus complexes, les indicateurs des ODD sont quant à eux définis à la hâte pour respecter « un calendrier arbitraire ».
Certains des derniers et plus récents objectifs, comme la paix, la croissance économique et la bonne gouvernance, dont les indicateurs ont été définis dans la précipitation, mériteraient qu’on y consacre plus de temps et d’analyses, a-t-elle dit. « J’aurais espéré assister à un processus plus complet et réfléchi plutôt qu’à une telle course folle pour mettre au point ces indicateurs le plus vite possible. »
Mme Dunning a également déploré le nombre vertigineux d’indicateurs. Une fois que les indicateurs gris passeront au vert, a-t-elle signalé, nous pourrions avoir affaire à une liste de plus de 220 indicateurs. « Je n’imagine pas aller voir un ministre des Finances ou un ministre de la Planification du développement avec une liste de [plus de 200] indicateurs à évaluer tous les ans ou tous les trimestres sans qu’il me rie au nez. »
Selon Mme Badiee, la mise en oeuvre des objectifs et leur évaluation vont de pair et certains pays auront besoin d’un grand soutien de la part des organisations internationales, du secteur privé et des organisations non gouvernementales (ONG). Certains appellent à une « révolution statistique » pour favoriser les ODD.
D’après ses explications, certains indicateurs mesurent des résultats plutôt que des contributions et concernent le bon fonctionnement du processus. Ainsi, un indicateur de l’objectif 17 stipule que des ressources doivent être consacrées à l’amélioration des capacités statistiques dans les pays en développement.
Mme Badiee a également contré les critiques de certains, selon qui il n’y aurait pas de mesure pour évaluer l’objectif 16 de réduction des conflits. Robert Muggah, de l’institut Igarape, a affirmé dans une étude que la réunion de Bangkok n’avait pas réussi à trouver un accord « sur ne serait-ce qu’un indicateur ou une méthodologie élémentaire pour compter les morts dus à des conflits. Cela arrange les pays qui considèrent cette question comme trop politique. C’est inacceptable », a-t-il dit dans une newsletter.
« Nous avons 13 indicateurs verts pour cet objectif, qui tentent véritablement de mesurer les conflits » a dit Mme Baidee. « Je ne dirais pas que cet objectif va manquer d’indicateurs. » Elle a cependant ajouté qu’il restait « du travail à faire pour que les indicateurs gris passent à la catégorie verte. » La mesure des victimes de violence, par exemple, qui est toujours un indicateur gris, nécessitera une ventilation par âge, par sexe et par identité sexuelle.
Des indicateurs moins nombreux ?
Mme Dunning estime qu’il y a bien trop d’indicateurs pour que les États puissent tous les prendre en compte. Elle a donc suggéré une liste réduite à une cinquantaine de priorités. Sans quoi, a-t-elle dit, les pays feront des compromis néfastes pour se concentrer sur certains indicateurs et finiront par privilégier l’évaluation plutôt que la mise en oeuvre. « [De telles données] ne tombent pas du ciel — [elles nécessitent] des systèmes, des processus et des infrastructures. Cela impliquera de demander à certains États de s’atteler à ces priorités plutôt qu’à d’autres. »
Selon elle, dans de nombreux pays fragiles et déchirés par des conflits, les données statistiques sont presque inexistantes. « Nombre de ces pays manque de données sur des facteurs élémentaires tels que l’enregistrement des naissances et la mortalité infantile. Comment pourront-ils répondre aux nouveaux indicateurs, qui en demandent bien plus ? »
Mme Dunning n’est pas la seule à penser que le grand nombre d’objectifs, de cibles et d’indicateurs conduira certains pays à choisir leurs priorités en matière de développement. Ce pourrait être une importante porte de secours pour les pays peu enclins à s’attaquer à des considérations politiquement controversées et orientées telles que l’égalité des sexes, pour ne citer qu’un exemple.
Philipp Schönrock, directeur du groupe de recherche latino-américain CEPEI, a dit à IRIN qu’il était complexe de mesurer les ODD. Étant donné que la qualité est au coeur du programme, a-t-il dit, il faudrait la « mesurer sur une échelle multidimensionnelle ». Selon lui, ce n’est pas une tâche insurmontable, mais le manque de ressources humaines et technologiques pour mesurer les objectifs pose néanmoins de grosses difficultés.
Pour M. Schönrock, le risque est que les ODD ne trouvent pas d’écho politique et finissent par perdre de leur élan et de leur force. Le risque que « les pays choisissent [leurs objectifs] est un secret de polichinelle. »
Hans Herren, président du Millennium Institute, a lui aussi critiqué l’empressement des parties prenantes à terminer le processus. Selon lui, se concentrer sur des questions de mesure éclipserait la question plus centrale de la mise en oeuvre. « Cette fois-ci, faisons les choses bien, mais si cela prend plus de temps », a-t-il dit. Reconnaissant la difficulté d’obtenir la participation de 193 pays, il a préconisé l’adoption de recommandations et d’outils qui, associés à une plus grande flexibilité, faciliteraient le processus.
M. Herren a approuvé l’idée d’un cadre global fixant un minimum de conditions, en précisant que les pays devaient pouvoir décider eux-mêmes comment les atteindre, suivant une logique ascendante plutôt que descendante. « Ce cadre doit être suffisamment flexible pour s’adapter aux spécificités de chaque pays. Mais je ne suis pas sûr qu’ils s’attaquent actuellement à cette question. »
Selon lui, d’importantes économies pourraient être réalisées si les pays examinaient les obstacles entravant leurs propres systèmes de mise en oeuvre et supprimaient les chevauchements et les gaspillages. Par exemple, une étude menée par son organisation a révélé que le Ghana aurait économisé 15 pour cent de ses dépenses associées aux Objectifs du Millénaire pour le développement s’il avait établi davantage de ponts entre ses priorités de développement. Les services ont au contraire tendance à travailler de manière compartimentée. Les pays qui manquent de capacités auront cependant des difficultés à harmoniser leurs objectifs.
« Nous devons parler bien plus du processus », a dit M. Herren. « Nous avons besoin d’outils permettant d’envisager différents scénarios pour atteindre certains objectifs, qui varieraient selon les pays. C’est plus important [que] de commencer à définir de nombreuses mesures.»